LM 13-09-2018 09:30

FANTASIA

   

Chaque année, la Coupe Fantasia mettait en compétition les 9 escadrons de bombardement ainsi que le CIFAS, Centre d’entraînement :
les épreuves comprenaient, en particulier, une mission de pénétration supersonique, avec largage d’une maquette de l’arme AN22.

Sans être un concours de bombardement, cette épreuve visait à s’assurer de la validité des procédures générales et particulières des Forces Aériennes Stratégiques.
Le résultat tangible recherché était de vérifier l’aboutissement opérationnel des missions de tous les avions qui avaient décollé sur alerte.

Chaque équipage espérait faire partie des combattants du jour.

Grande fut ma joie de sortir du tirage au sort de mars 1967, ainsi que Nicolas V., un navigateur bombardier avec lequel j’avais souvent volé et dont j’appréciais la rigueur dans sa fonction.
Nicolas commença à préparer fébrilement la doc de navigation et d’attaque.
Je me chargeais des horaires, des fréquences radio et des indicatifs des ravitailleurs.

Notre avion fut installé dans la zone d’alerte opérationnelle d’Istres, vérifié et revérifié par les mécaniciens et les armuriers.
Il était porteur d’une belle bombe blanche identique en apparence à la bombe de guerre AN22.
L’arme comportait toute la cinématique de décodage et d’armement habituelle ainsi que celle du conditionnement, mais la majeure partie de son intérieur contenait du béton en quantité précise pour obtenir le poids exact de la bombe nucléaire, et assurer ainsi une trajectoire balistique équivalente à celle de guerre, après largage.
La procédure de décollage sur alerte initiée depuis le COFAS serait identique à celle de guerre, à une heure inconnue, sans doute dans la matinée

Vers 10 heures, le décollage sur alerte de deux ravitailleurs C135 nous mit en éveil.
La tour de contrôle interdisait d’ailleurs les mouvements aériens parasites sur la plateforme.

Notre indicatif «A333 Fantasia » fut appelé par les moyens d’alerte opérationnels à 11:32 h et toute l’équipe se rua vers l’avion.   Nous décollâmes dans les 5 minutes, et, alors  que notre cible, localisée à Hammaguir dans le Sahara était donc dans le sud de notre base, nous montâmes au cap nord pour une longue navigation vers le Luxembourg et le 1er ravitaillement en vol, ceci  afin de parcourir une distance avant l’objectif équivalente à celle de l’une des missions de guerre de l’escadron. Il faisait grand beau temps, et nous longeâmes un moment les Alpes enneigées.

Au cours du 1er ravitaillement, au-dessus de la Belgique, le C135 nous retransmit, en atténuant fortement sa puissance d’émission, et donc assurant la discrétion recherchée, un message gouvernemental permettant le décodage et donc l’armement et le largage ultérieur de la bombe.  Nous attendrions de survoler la Méditerranée  pour effectuer cette délicate opération.

Quelques heures plus tard, nous étions en vue d’Alger, à 30.000 pieds pour notre 2ème ravitaillement en vol. Encore 1300 kilomètres à parcourir, au-dessus du Sahara inhospitalier, vers la cible.

Il était temps d’accélérer vers mach 2 et 17.000 mètres (55.000 pieds) notre altitude de croisière
j’allumais les postcombustions. Le pilote automatique suivait fidèlement les ordres du calculateur de navigation et d’attaque.
La performance momentanée de l’avion confirmait bien la présence d’un vaste anticyclone sur le Sahara : la prévision MTO reçue mentionnait une pression exceptionnelle de 1.040 millibars, et sans doute une température associée plus froide que la température standard de -55 degrés C.
En accord avec Nicolas, je profitais de cette belle opportunité pour pratiquer une croisière supersonique ascendante vers 60.000 pieds ou plus.

Les mains libres, je crayonnais dans mes courbes de consommation et participais aux procédures conjointes de manipulation de l’arme.   Il me fallut agrafer les rideaux noirs anti flash de ma verrière : j’étais dans le noir complet. Curieuse impression de voler ainsi à cette furieuse vitesse !

A 6 minutes de l’objectif, je donnais électroniquement le feu vert au navigateur, levant les dernières sécurités et le rendant libre de larguer à sa convenance. Nicolas me demanda de stabiliser  l’avion en altitude.

Un décompte soudain se déclencha, et un sifflement aigu et bref signala le largage automatique de l’arme, 16 kilomètres environ avant la cible, qu’elle atteindrait après une longue chute supersonique incurvée.  Le pilote automatique absorba en douceur l’allègement  d’une tonne cinq de l’avion et engagea aussitôt  le virage d’évitement et de retour.

Notre bombe, qui portait une numérotation peinte, serait repérée parmi la dizaine d’autres armes du jour, plantées dans le sable.  Le navigateur contacta le centre de contrôle dédié de Colomb Béchar pour donner nos éléments de tir : Vitesse propre de 1.122 nœuds, soit 2.080 Km/heure et 59.700 pieds.  Je lisais sur mes cadrans 430 nœuds indiqués et mach 1.96.

J’éprouvais une intense satisfaction, au bip de départ de l’arme, confirmation d’une mission remplie, et félicitais Nicolas l’artiste …  Toujours dans le noir, je surveillais l’exécution du virage de dégagement de la zone « d’explosion », toujours à la vitesse maximum : ce virage  de 180 degrés demandera 3’30’’ et 60 miles nautiques parcourus.

Cinq minutes plus tard, j’ai ôté mes rideaux anti flash puis  préparé une décélération en descente vers mach 0.90, qui durera longtemps, économisant beaucoup de carburant, qui se fait rare dans nos réservoirs.

Un autre ravitailleur C135  m’attendait au milieu de la Méditerranée : il m’aura été délivré 21 tonnes de kérosène, en 3 fois pendant cette mission avion lisse. Nous  atterrissons à Istres après 6 heures de vol, chaudement attendus par l’équipe au sol.  Il sera établi que toutes les bombes sont tombées  dans un rayon de quelques centaines de mètres autour du point zéro.

A ce propos, me revient en mémoire un léger incident vécu avec mon navigateur de combat, Michel P
Nous étions en Zone d’Alerte autour de notre avion et de son arme réelle.
Une visite exceptionnelle de quelques sénateurs eut lieu : normal, car ces élus votent nos lois et nos budgets.
Comme toujours quelques journalistes s’étaient glissés dans la visite, mais les commandos de l’Air, armés de pistolets –mitrailleurs négligemment appuyés sur les barrières les tenaient à distance de l’avion et de son arme.
Les ordres étaient d’être courtois avec eux. La mission de mon équipage était, utilisant un autre Mirage IV équipé d’une arme factice, de donner quelques informations limitées à ces visiteurs.

Dialogue entre un des journalistes et mon navigateur
Alors, c’est cela la bombinette.. ? 
le sourcil froncé  Savez-vous qu’elle était la puissance de la bombe d’Hiroshima ?
10 mégatonnes je crois ?
Eh bien notre arme est au moins 8 fois plus puissante
Le journaliste, un brin moqueur : Ah Eh Ben
Michel : normal Et que je sache, les japonais ne l’ont pas trouvée si ridicule que ça !
Il n’y a seulement qu’en France que l’on puisse entendre des échanges aussi surréalistes, à propos de choses aussi sérieuses.
Mais nous étions blindés, galvanisés et pas du tout surpris, et l’échange tourna court.

Un débriefing général, avec tous les acteurs des FAS durant l’exercice, montra une réussite complète de cette mission lointaine, mais aussi la validité parfaite de nos procédures courantes.

Maurice LARRAYADIEU
FAS 1966 -1976